Afghanistan : retour sur 40 années de conflit

Près d’un tiers des résidents des centres d’hébergement des Cinq Toits sont afghans. Dans le contexte du départ de l’armée américaine et de la prise de pouvoir des talibans, ils sont nombreux à être inquiets pour leurs proches et leur pays. Retour sur ces 40 dernières années de conflit…

Épilogue d’une offensive militaire menée depuis le 1er mai 2021 contre le gouvernement afghan en place et ses alliés, les talibans ont pris le contrôle de Kaboul, capitale de l’Afghanistan, le 15 août 2021, sans avoir à engager ou presque le moindre combat.

En octobre 2001, l’armée américaine avait chassé les talibans du pouvoir, place qu’ils occupaient depuis 1996. Vingt ans plus tard, la promesse de Joe Biden, Président des États-Unis, d’évacuer toutes les troupes américaines présentes en Afghanistan a eu pour conséquence de remettre le mouvement fondamentaliste islamiste taliban à la tête de l’État.

De peur de retrouver les mêmes conditions de vie que lors de la dernière gouvernance talibane, plusieurs milliers d’Afghans se sont rués vers l’aéroport de Kaboul, seule sortie aérienne du pays, pour tenter de trouver refuge ailleurs. Jeudi 26 août 2021, un attentat suicide revendiqué par l’État islamique a fait au moins 85 morts et plus de 160 blessés à l’aéroport. 

Le conflit en Afghanistan, qui dure depuis 40 ans, a vu l’opposition de nombreux acteurs depuis la chute du régime communiste afghan, en 1992. Après les attentats de 2001, le conflit a évolué, passant de guerre civile à conflit international, avec l’invasion de l’Afghanistan par la coalition occidentale menée par les Etats-Unis, et aujourd’hui le retrait des troupes. 

Le but de cette intervention était de capturer Oussama Ben Laden, supposément caché en Afghanistan, de détruire Al-Qaïda, et de renverser le régime taliban au pouvoir depuis 1996. Dès l’automne 2001 une offensive militaire menée par l’armée états-unienne et ses alliés fait tomber le régime taliban et élimine de nombreuses bases d’Al-Qaïda. Suite à cela et durant une quinzaine d’années, les combats continuent entre les forces occidentales, notamment la FIAS (Force Internationale d’Assistance à la Sécurité, sous l’égide de l’OTAN) et l’Alliance du Nord (groupe armé musulman afghan) contre les talibans. 

Après le retrait des troupes de la FIAS en 2015, les combats opposent principalement les talibans ainsi que d’autres groupes islamistes insurgés au gouvernement afghan et aux quelques forces armées occidentales encore sur place.

La pluralité des acteurs et l’échec de la vision manichéenne

Ainsi, la pluralité et la diversité des acteurs font de cette guerre un conflit complexe, qu’on serait tenté de réduire à une vision binaire pour mieux le comprendre. Cependant l’écueil d’une vision manichéenne est évidemment à proscrire. 

Quelques éléments à prendre en compte :

  • la défiance du peuple afghan à l’égard de son gouvernement et les blocages politique

Le gouvernement afghan, qui était en place depuis 2014 et vient de tomber, était sujet à une profonde défiance de la part du peuple. En effet, les dernières élections présidentielles de 2019 ont montré que les Afghans n’accordaient pas ou peu de crédit à leurs dirigeants officiels : un taux d’abstention record avait été constaté. Seulement 1,8 million de votes comptabilisés sur les 9,6 millions d’électeurs enregistrés (soit un taux d’abstention de plus de 80%), dans un pays qui comptait alors plus de 37 millions d’habitants. Cette abstention pose la question de la légitimité et de la représentativité du gouvernement au pouvoir. Par ailleurs, les deux dernières élections ont été marquées par les confusions : les deux candidats principaux se sont déclarés élus, et se sont ensuivis à chaque fois plusieurs mois de crise institutionnelle. En 2014, une médiation des Etats-Unis avait été nécessaire pour y mettre fin. En 2019, plus de 16 000 plaintes avaient été déposées par les candidats pour irrégularités. Ces éléments n’ont fait qu’accentuer l’image d’un gouvernement bancal et peu efficient.

  • la découverte de crimes de guerres commis par les différentes parties du conflit : les talibans mais aussi les autorités afghanes et les forces armées étrangères 

En avril 2019, la Cour pénale internationale (CPI) avait rejeté la demande d’ouverture d’une enquête sur les potentiels crimes de guerre en Afghanistan, jugeant que le manque de coopération de la part de Kaboul et Washington ne lui permettrait pas d’aboutir. L’administration Trump avait en effet menacé la CPI de représailles. Elle avait aussi annulé le visa de la procureure Fatou Bensada, à l’origine de la demande de l’enquête, et mis en place des restrictions de visa pour toute personne qui viendrait investiguer sur des militaires états-uniens.

Cette pression n’a pas suffi car un an plus tard, le 5 mars 2020, cette décision a été rejetée en appel et la CPI a finalement ouvert une enquête sur les crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en Afghanistan. Les autorités afghanes, les talibans mais aussi l’armée états-unienne et la CIA font ainsi l’objet d’une enquête, concernant des accusations de massacres de masses sur les civils par les talibans, et des actes de tortures, atteintes à la dignité et violences sexuelles par la CIA et les autorités afghanes.

En novembre 2020, c’est l’Australie qui a fait son mea culpa pour des crimes de guerre commis en Afghanistan : 39 civils auraient été tués par des forces australiennes.

On ne peut que redouter que, comme pour toute guerre, l’ampleur des atrocités commises ne soit révélée que plusieurs années, voire plusieurs décennies après. 

  • la bilatéralité des accords Etats-Unis/talibans, qui a exclu le gouvernement afghan, renforçant son image d’État “impuissant”

En plus de mettre à l’écart les autres parties du conflit, certaines promesses n’engagent pas que leurs auteurs : ainsi, un des termes de l’accord de Doha, signé en février 2020 entre les Etats-Unis et les talibans, était la promesse des talibans de prévenir l’organisation de tout attentat terroriste sur le sol afghan. Cependant, les attentats terroristes n’ont pas cessé à Kaboul. La présence sur le sol afghan de plusieurs groupes armés et organisations terroristes (Daesh, Al-Qaida) rendant difficiles voire caduques ce genre de promesses. Ces accords ont fait des Etat-Unis et des talibans les acteurs majeurs du conflit, mais aussi les principaux ouvriers de la paix. Par ailleurs, les négociations intra-afghanes à Doha n’auraient pu avoir lieu sans ces accords Etats-Unis/talibans (il s’agissait d’une des clauses des accords).

  • la décision du retrait des troupes américaines

Une décision qui pouvait sembler salutaire, tant cette guerre de 19 ans, la plus longue jamais livrée par les Etats-Unis, n’a d’évidence servi à rien puisqu’après en avoir été chassés, les talibans sont revenus contrôler le pays avant même le retrait complet des troupes. Mais elle semblait également douteuse, reposant sur des promesses dont la concrétisation paraissait incertaine (comme la promesse de prévenir toute organisation d’attentats sur le sol afghan, par des djihadistes notamment). De plus, cette décision a été prise sans concertation avec les alliés de l’OTAN qui maintenaient encore alors des troupes sur place censées former l’armée afghane.

  • la complexité religieuse qui rentre en compte dans les pourparlers en cours intra-afghans (division chiites/sunnites)

Le chiisme et le sunnisme sont les deux branches principales de l’Islam. Le division entre les deux branches remonte au VIIème siècle, à la date de la mort du prophète Mahomet : deux camps se sont alors opposés pour savoir qui lui succéderait, Abou Bakr pour les sunnites et Ali pour les chiites. Par la suite, chiites et sunnites se sont souvent affrontés, parfois violemment. Il faut savoir que les sunnites sont actuellement largement majoritaires dans le monde (85% des musulmans sont sunnites). Les pourparlers intra-afghans de Doha en 2020 ont été rendus difficiles par cette division : les talibans étant sunnites, ceux-ci ne souhaitaient pas inclure les chiites dans les accords, ce que le gouvernement refusait. 

  • le cas des Hazara, minorité de confession chiite et persécutée par les talibans

Ainsi, les Hazara constituent l’une des minorités chiites les plus importantes en Afghanistan. Ces derniers ont été largement persécutés par les talibans, de confession sunnite, en étant notamment la cible de nombreux attentats. La situation s’était améliorée après la chute des talibans en 2001, lorsque le premier président afghan, Hamid Karzaï, avait tenté d’instaurer un système de cooptation prenant en compte les différents groupes ethniques.

Mais avec la prise de pouvoir des talibans, cette minorité est de nouveau en grand danger de génocide. Elle a toujours été la cible des talibans et de Daech et a déjà été victime d’un génocide sous le règne de « l’émir d’acier », Abdur Rahman Khan, de 1888 à 1893, où plus de la moitié de la population hazara avait perdu la vie.

  • les droits des femmes, perpétuellement bafoués

En dépit des appels répétés de l’ONU à garantir l’égalité des droits entre les hommes et les femmes en Afghanistan, cet objectif est loin d’être atteint et avec la reprise du pouvoir par les talibans, un retour en arrière est à craindre. Sous leur précédent régime (1996-2001), les femmes avaient perdu tous leurs droits ou presque. Cette fois, les talibans ont assuré que les femmes afghanes pourront aller à l’université, dans des classes non mixtes. Mais le doute plane…, elles font partie des cibles prioritaires de leur doctrine. Celles qui, depuis vingt ans, ont peu à peu acquis des droits, même si ceux-ci restaient superficiels et cantonnés aux grandes villes, ont vu en quelques heures les nouveaux maîtres du pays réduire à néant les progrès effectués. Elles craignent de ne plus pouvoir travailler ni étudier et d’être forcées au mariage ; certaines ont peur pour leur vie.

  • les divergences d’opinion au sein des civils afghans : certains souhaitaient le retour au pouvoir des talibans afin de faire cesser les combats

Pour de nombreux Afghans, le retour au pouvoir des talibans signifie avant tout l’arrêt des combats et des violences. Les talibans sont souvent perçus comme proches du peuple, ou en tout cas davantage que le gouvernement qui était en place : pour ces raisons, beaucoup de civils souhaitaient le retour des talibans au pouvoir. Ainsi le montre cette citation édifiante d’un commerçant afghan, relatée dans le Monde : “Si mes filles ne peuvent plus aller à l’école, ça m’ira aussi, tant que cela signifie l’arrêt des combats” .

Sources

Courrier International, La CPI ouvre une enquête pour crimes de guerre commis en Afghanistan
La Presse, Afghanistan : une enquête pour crimes de guerre autorisée
Le Monde, L’armée australienne fait son mea culpa pour des crimes de guerre commis en Afghanistan
France Culture, Afghanistan : guerre inutile, paix impossible
Le Monde, Qu’est-ce qui oppose les sunnites et les chiites ?
Le Monde, Afghanistan : « Les Hazara sont de nouveau en grand danger de génocide »
ONU Info, Afghanistan : l’ONU appelle à un meilleur accès à la justice pour les femmes et les filles
TV5 Monde En Afghanistan, la détresse des femmes, premières cibles des talibans
Le Monde, À Shakar Dara les Afghans souhaitent le retour des talibans pour “rétablir la sécurité”