Mettre des mots sur le monde

Nous avons rencontré Jamal Khairi, veilleur de nuit aux Cinq Toits et ancien des Grands Voisins, mais aussi poète et traducteur en langue arabe. Il y a quelques mois, il a reçu le Prix Méditerranéen de Poésie en langue arabe à Rome pour l’ensemble de son œuvre, largement orientée sur son identité franco-marocaine et sur la place de l’étranger dans la société. On a donc longuement échangé avec lui sur sa vie, son métier, ses passions et l’accolade qu’il a reçu de la part de ses pairs. Découvrez ce personnage passionnant de la maison Aurore !

Bonjour Jamal, est-ce que tu peux d’abord te présenter en quelques mots ?

Je m’appelle Jamal Khairi El Borkadi, mais mon nom d’écrivain est Jamal Khairi pour des questions de fluidité. Je suis né le 14 septembre 1963 à Casablanca, ce qui fait presque 59 ans… mais je suis encore jeune ! Aujourd’hui, je suis aussi français mais le Maroc ne lâche pas prise ! Hassan II [ancien roi du Maroc] l’a même déclaré publiquement : on ne peut perdre sa nationalité marocaine.

Comment es-tu arrivé en France ?

Je suis arrivé en 1989 pour poursuivre mes études mais également car la situation du pays était complexe à cause d’Hassan II.
J’ai toujours été communiste et ça ne collait pas exactement avec les principes de la monarchie… En France, j’ai décroché mon DEA [Diplôme d’Études Approfondies] en psycho-socio-phonétique, puis je me suis inscrit dans un doctorat que je n’ai pas achevé car j’ai eu un enfant assez jeune. J’ai donc dû aller travailler et la recherche d’emploi est un problème pour tous les immigrés malheureusement… On cherche toujours à mettre en valeur ce que l’on est et ce que l’on sait faire mais c’est très difficile à faire dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle… Même les études en français étaient compliquées car je n’étais pas francophone à 100%. Aujourd’hui j’ai 3 enfants : deux garçons et une fille aînée, qui est née en 1994. Pour subvenir aux besoins de ma famille, j’ai fait plein de métiers : j’ai fait de la peinture, j’ai bossé chez un vendeur de pizzas, j’ai été commerçant, puis me suis spécialisé dans le social. J’ai d’ailleurs décroché un diplôme dans le domaine, qui, pour des raisons obscures, n’est pas reconnu. Mon mémoire avait pour thème « La bête et le béton » et traitait du sujet de l’animal dans la ville. Et l’animal de la ville de Paris par excellence, c’est le pigeon et il se trouve toujours à proximité des sans domicile fixe. J’ai donc décidé me saisir de la cause de ceux qui sont en marge de la société en devenant agent de réinsertion, en travaillant avec la mairie de Paris et en me dirigeant vers le métier de veilleur de nuit. Et c’est comme ça que j’ai rencontré l’association Aurore ! J’ai commencé pendant 6 mois aux Grands Voisins et l’histoire a démarré. J’ai fermé le site, je me suis envolé pour le Maroc durant quelques mois, et enfin, j’ai été contacté par Benjamin [Matuzenski, coordinateur médiation des Cinq Toits] pour faire un remplacement d’un mois. J’ai été renouvelé jusqu’en septembre et on verra si je fais la fermeture ici aussi ! Et en parallèle de tout ça, l’écriture et la lecture ont toujours eu une place prépondérante dans ma vie !

Justement on y vient tout de suite ! Est-ce que tu peux nous expliquer comment cette passion de l’écriture est née chez toi ?

Ce n’est pas quelque chose qui est arrivé subitement. Quand j’étais petit, j’étais passionné par les chansonnettes qu’on nous apprenait, j’adorais leur rythme ! J’ai toujours aimé apprendre par cœur les chansons et j’ai ensuite été chanteur avec un petit groupe de musique. J’écrivais les textes des chansons et je me suis pris à rêver de devenir écrivain. De temps en temps, je publiais un petit morceau ou un petit poème, mais rien de plus, et ce jusqu’en 1986 où j’ai fait la rencontre de quelques grands poètes marocains qui ont beaucoup apprécié mes œuvres. C’était alors la reconnaissance dont j’avais besoin pour me sentir l’âme d’un poète et c’est ce qui m’a permis de me lancer vraiment dans cette expérience d’écriture, encore aujourd’hui. Et l’écriture ne s’arrête jamais : quand je vois les gens, les animaux, la nature, je vois des mots aussi. Je vois le monde à travers les mots !

Quels sont tes thèmes favoris dans la poésie ?

Quand on fait de la poésie, c’est le thème qui vient à nous. Mon premier livre est constitué de trois recueils. Le premier, je l’ai écrit au Maroc. Il parle de la solitude du migrant alors que j’étais sur le point de m’expatrier en France. Les deux autres, je les ai écrits en France. Quand je suis arrivé, mon premier poème s’intitulait « RER » et le thème est bien spécifique : l’étranger dans les transports en commun et les yeux qui regardent les yeux, les gens qui se regardent. Car on se sent encore plus étranger quand on se sait observé, parce qu’on est arabe, marocain ou autre. Je ne dis pas qu’on nous regarde de travers mais on nous regarde comme quelque chose de curieux. Et les thèmes ont tendance à revenir. Mon quatrième opus est intitulé « Lignes et pas » : les lignes de la main pour le destin et les pas qu’on effectue vers son destin. Je l’ai écrit à la naissance de mon deuxième enfant. Mon aînée est une fille, elle a bien évidemment été chouchoutée comme une princesse mais je ne m’étais pas posé la question de la transmission de ma culture. C’est en effet un rôle qui est réservé à la maman dans mon imaginaire. Mais pour mon garçon, la question s’est posée : est-ce que je vais lui apprendre tout ce qu’on m’a appris ? L’Islam, la religion et mes valeurs ? Ou bien est-ce que je décide de ne pas lui imposer tout ça et je le laisse se construire ? Et bien le livre est un long poème nourri de cette réflexion qui tourne autour des concepts de liberté et d’identité. Mon recueil suivant s’intitule « Le café du matin est salé » et s’empare, lui, du thème de l’intégrisme et du terrorisme. J’y parle de cette religion de guerre qui n’est pas la nôtre.
Les musulmans connaissent l’islam, et savent qu’Allah ne veut pas qu’on tue les gens ! J’aurais pu écrire un roman sur le sujet du radicalisme et imaginer volontairement des choses mais au lieu de ça la poésie est venue me posséder comme un démon, comme le disaient nos ancêtres arabes. Le dernier que j’ai écrit, c’est « Le soufflet », comme l’objet qu’on utilise pour attiser les flammes. J’ai choisi ce nom car je parle à nouveau de terrorisme… mais aussi sur l’Irak, la Syrie et le printemps arabe. Ce sont des sujets qui me sont venus spontanément ! Finalement, je reste le communiste de ma jeunesse, engagé jusque dans mes écrits !

Est-ce que tu peux nous parler de la distinction que tu as remporté l’année dernière, le prix méditerranéen de la poésie en arabe ?

Mon éditeur m’a contacté un jour et m’a dit : « prépare-toi, on va en Italie ». Moi qui n’aime pas voyager et ne comprenant pas ce quoi il s’agissait, j’ai immédiatement refusé. Et puis quand on m’a annoncé que j’avais gagné le premier grand prix de poésie du bassin méditerranéen, je n’ai pas été difficile à convaincre. Le problème c’est que je ne savais pas parler un mot d’italien et très peu d’anglais donc j’ai dû passer le séjour avec un interprète ! J’ai reçu ce prix de la part du jury pour l’ensemble de mon œuvre et j’ai été sélectionné parmi de nombreux poètes. J’étais très heureux car j’ai, une nouvelle fois, obtenu de la reconnaissance pour mon travail. Pour blaguer, je leur ai demandé où était l’argent et ils m’ont dit qu’ils payaient en reconnaissance. Et ça me convient parfaitement ! Ce sont de grands universitaires, à qui on a traduit mon œuvre depuis l’arabe, qui ont décidé de m’attribuer ce prix… et c’est une grande fierté !

Où peut-on trouver tes livres aujourd’hui ?

Le livre en français « Patrie-cide » peut se trouver en librairie en France, ainsi que mes deux traductions « Miroirs » et « Offrandes », mais les œuvres en langue arabe sont réservées au Maroc. La traduction littérale de ce titre « Patrie-cide » dans la version arabe serait « Comme si les frontières de ma patrie m’avaient livré à ma patrie ». L’idée c’est de montrer la difficulté à couper avec sa patrie mais aussi à ne pas devenir étranger dans les deux pays. Rester coincé dans sa culture alors qu’on cherche à s’intégrer dans un nouveau pays, ça n’apporte rien. Qu’est-ce que j’ai perdu en m’ouvrant à la culture française ? Absolument rien ! Et au contraire, ça m’a enrichi, au même titre que mes enfants ! Eux-mêmes ont fini par s’intéresser au Maroc. Et même s’ils ne s’y sont pas totalement retrouvés, ma fille a par exemple décidé de passer ses vacances à Agadir ! Et ils apprécient rendre visite à ma famille à Casablanca. Mes enfants sont heureux d’aller au pays d’origine de leur papa.

Et j’ai vu que tu as aussi apporté des livres que tu as traduit entre l’arabe et le français, comment ça fonctionne ?

En parallèle de la poésie, je fais aussi de la traduction car j’adore traduire. Les auteurs qui veulent que je traduise leurs œuvres me contactent directement et ensuite je suis payé au mot ! Je ne touche pas grand-chose mais tout travail mérite salaire.

Alors maintenant la question que tout le monde se pose : comment arrives-tu à conjuguer tes métiers de poète, traducteur et veilleur de nuit aux Cinq Toits ?

L’écriture est quelque chose de permanent, que je pratique avec un petit carnet que j’ai toujours sur moi, au cas où l’inspiration me vienne. Et comme tous les poètes, je préfère travailler la nuit ! Je suis né une semaine de pleine lune, où il est très difficile de dormir quand on est Maroc [à cause de la luminosité]. Je peux faire deux ou trois nuits blanches sans problème ! Quand j’étais petit, mes parents ont beaucoup souffert du fait que je ne voulais pas dormir la nuit… j’étais déjà fait pour ça ! Et en plus la nuit, comme par exemple vers 2h du matin aux Cinq Toits, c’est très calme, donc on peut toujours trouver un temps pour écrire quelque chose entre deux rondes. J’ai la chance aussi de pouvoir dormir quand je veux en journée et de me réveiller et me rendormir facilement.

Est-ce que tu peux nous expliquer un peu plus en quoi consiste le travail de veilleur de nuit ?

Le rythme classique c’est de venir au travail, d’échanger avec les collègues, de faire des rondes, de sortir les poubelles, et tutti quanti. Mais le problème principal du veilleur, c’est l’angoisse de ce qui risque d’arriver. Et le risque de feu en particulier ! Ici aux Cinq Toits, on a 350 personnes hébergées. Et bien il faut être prêt à gérer la situation. Le travail de nuit, c’est un travail d’antennes : on a les oreilles et le nez qui travaillent en permanence. Les oreilles pour identifier les bruits suspects, le nez pour sentir les odeurs inhabituelles. Quand on travaille avec les hommes isolés, il faut aussi savoir gérer les histoires de tensions et apaiser les esprits avant que ça n’explose ! On est en relation avec les équipes de jour et on connait les personnes les plus susceptibles d’être instables. Et on a de petits actes de reconnaissance qui sont importants : par exemple les gens en hiver quand ils rentrent, ils viennent toquer au bureau d’accueil pour dire « bonsoir » et ça fait plaisir car ils reconnaissent que quelqu’un veille sur eux !

Prochainement une adaptation de Patrie-cide au théâtre !

Et pour conclure, est-ce que tu peux nous dire si tu as d’autres projets d’écriture ?

Comme je l’ai dit plus tôt, l’écriture ne s’arrête jamais totalement. En marchant je vais avoir de l’inspiration, en allumant une cigarette je vais trouver une image à exprimer… Mais en ce moment, je travaille sur une traduction [en arabe] d’un roman complexe de Blanchot qui s’appelle « Thomas l’obscur ». Je vous conseille de le lire, c’est tout un concept ! À la base, l’auteur l’avait écrit sur 360 pages et il l’a retravaillé pour le ramener à 140 pages. Et ça donne une œuvre très bizarre donc difficile à traduire. Personne ne me l’a imposé, je le fais juste pour le plaisir de traduire et pour que le lecteur arabe puisse en profiter aussi !

Propos recueillis par Michaël Gozlan, responsable communication des Cinq Toits

Lien utiles

Site du prix de la poésie en Méditerranée
https://www.mediterraneanpoetry.com/

Acheter Patrie-cide
https://www.cultura.com/p-patrie-cide-poemes-transferes-de-l-arabe-marocain-9782296133556.html
https://livre.fnac.com/a3410064/Jamal-Khairi-Patrie-cide
https://www.editions-harmattan.fr/livre-patrie_cide_poemes_transferes_de_l_arabe_marocain_jamal_khairi-9782296133556-32994.html
https://www.amazon.fr/Patrie-Poemes-Transferes-lArabe-Marocain/dp/229613355X

Ses traductions
https://www.amazon.fr/Miroirs-Contes-Nouvelles-Said-Radouani-ebook/dp/B07VGMZXWR
https://www.editions-pantheon.fr/catalogue/offrandes/

Article de l’Économiste (Maroc)
https://www.leconomiste.com/article/886505-des-poemes-en-hommage-aux-immigres

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